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La Guerre

La guerre fut déclarée en septembre 1939; mais elle avait débuté bien avant pour nous. Dès l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933, et voyant la tournure militariste que prenait l’Allemagne, Père fut convaincu que la guerre était inévitable. Lorsque les troupes allemandes réoccupèrent la zone démilitarisée du Rhin, ni les Français ni les Anglais ne réagirent, pour lui les dés étaient jetés. La France sombrait dans le communisme; les gouvernements se succédaient à une vitesse incroyable, de nouveaux ministres étaient parfois évincés quelques heures après leur entrée en fonction. C’était la pagaille complète en France, la paralysie en Angleterre face à la détermination implacable de l’Allemagne d’effacer le Traité de Versailles.

C’est au début des années trente que nous nous installâmes à Menin dans la maison que Maurice venait de faire construire et, vraiment, tout allait pour le mieux dans la famille Cinqualbre. Superlin faisait des affaires en or, l’argent entrait par les portes et par les fenêtres, comme disait Mère. Denise était mariée; j’étais en pension; Maurice avait «Fontaine»; nous avions Nieuport. Mais les événements gâtaient tout et Mère se plaignait souvent que Père et Maurice étaient toujours aussi pessimistes. Ils lisaient L’Action françaiseet Candide, étaient royalistes et franchement de la droite. L’arrivée au pouvoir de gens comme Léon Blum ne les rassurait pas et les prévisions de guerre influaient beaucoup leurs décisions.

C’est vers cette époque qu’ils commencèrent à acheter de l’or, convaincus que l’Allemagne envahirait les Pays-Bas, la Belgique et la France et que ces gouvernements et leur monnaie s’effondreraient (et ils avaient tout à fait raison comme les événements de 1940 le prouveront!). Au début, ils achetaient des lingots, puis ils se mirent à acheter des pièces d’or – louis et souverains – qui seraient plus faciles à négocier en petites quantités, alors qu’un lingot pesait au moins un kilo. Je me souviens que les souverains anglais étaient livrés dans des petits sacs en peau de chamois avec le plomb de la Banque d’Angleterre. Père, qui était plutôt bricoleur, imagina de les empaqueter en petits paquets faisant à peu près un kilo. On faisait des rouleaux de vingt-cinq pièces dans un bout de papier, puis on assemblait quatre rouleaux. Chaque pièce pesait environ huit à neuf grammes et quatre rouleaux de vingt-cinq pièces faisait presque un kilo. Père mettait ces petits paquets dans un morceau de chambre à air qu’il soudait avec la colle qui sert à réparer les roues de bicyclette; c’était étanche, facile à transporter et à cacher. Il faut dire que Père et Maurice ne faisaient pas les choses à moitié et, juste avant la guerre, ils avaient amassé chacun vingt-cinq kilos d’or. J’ai vu de mes yeux la table de la salle à manger (que j’ai chez moi) littéralement couverte d’or, avec Père, Mère, Maurice et moi faisant des rouleaux de pièces.

Au moment de Munich, Père était, comme disait Mère, «dans tous ses états». Il était certain que cette fois la guerre serait déclarée, mais nous étions cloués à Menin car Denise attendait son bébé et, en fait, Louise naquit le 28 septembre 1938. Les choses se calmèrent sur le front international, mais tout le monde savait que ce n’était que partie remise. Au printemps 1939, ce fut le tour de la Tchécoslovaquie avec l’affaire des Sudètes, et c’est à ce moment-là que Père prit la décision de préparer nos quartiers de retraite.

Nous habitions la Belgique, mais notre affaire Superlin était en France et, tous les jours, Maurice allait à son bureau à Halluin où Père passait dans la matinée. Nous allions à Halluin presque tous les jours. Mais la Belgique étant neutre, inévitablement elle fermerait ses frontières dès la déclaration de guerre.

Donc, vers Pâques, Père, Mère et moi prîmes la route vers la Bretagne et échouâmes à Carnac, une station balnéaire au sud de Vannes célèbre surtout pour ses menhirs et ses dolmens. Père y loua une villa au milieu des pins et, les choses s’étant encore une fois calmées, nous retournâmes à la maison.

Au mois d’août, les choses se gâtèrent tout à fait et, à la fin du mois, Père, Mère, Denise avec Loulou et moi devançâmes les événements et partîmes pour «Fontaine», et c’est là que nous étions lorsque la guerre fut officiellement déclarée. Je me souviens qu’après avoir écouté Daladier à la radio, je suis allée faire le tour du jardin, essayant de comprendre ce que la guerre signifierait. Une guerre, c’est un peu comme un tremblement de terre: tout chavire, les bases qui semblaient solides se dérobent sous vos pieds; il n’y a plus rien de certain dans le présent et il devient impossible de préparer l’avenir; c’est un déboussolement complet. L’après-midi même nous prîmes la route pour la Bretagne. Nous nous sommes arrêtés quelque part dans une petite ville pour y passer la nuit et arrivâmes à Carnac dans la journée du lendemain.

Au début, tout allait bien, il y avait des estivants, une belle plage, le temps était beau et l’invasion n’avait pas eu lieu. Il n’y avait pour ainsi dire pas de rationnement et nous étions comme en vacances. Mais vers octobre, tout changea: les estivants étaient partis. Carnac était une toute petite ville, les quelques cafés et restaurants qui vivaient du tourisme (encore dans ses débuts à l’époque) furent fermés. Il se mit à pleuvoir et c’est à ce moment-là qu’on a découvert que la villa n’avait aucun moyen de chauffage, à part une cheminée ouverte dans le living. Nous avions loué une villa d’été, et rien n’était prévu pour l’hiver: c’était minable. Je me souviens que Père essaya de faire un feu dans la cheminée. Nous qui avions l’habitude du chauffage central et d’une bonne cuisinière au charbon dans la cuisine, quel désastre! Père essaya de brûler des aiguilles et des pommes de pin qui flambèrent deux minutes: nous n’étions certainement pas des boy-scouts!

C’est alors que Père et Mère eurent l’idée d’aller à Saint- Malo. Entrée en scène de Désiré et Nénette... Désiré Descamps était le meilleur ami de Maurice. Je crois qu’ils avaient été à l’école ensemble et ils étaient très amis, comme des frères. Le père de Désiré, Achille, était employé de bureau dans une des usines d’Halluin, et sa mère, Euphémie, était une grande femme mince avec des cheveux et des yeux noirs comme du charbon. Désiré avait eu un frère qui était mort très jeune et Euphémie ne s’en était jamais remise; toujours habillée de noir, je ne l’ai jamais vu sourire. Achille et Euphémie étaient de petites gens d’un conventionnel inimaginable de nos jours. C’est un des mystères de la nature qu’un tel couple ai pu concevoir Désiré, qui n’avait qu’une idée en tête: monter sur les planches! Euphémie regardait les acteurs comme des saltimbanques; je suis convaincue qu’elle croyait fermement qu’ils étaient excommuniés, comme au Moyen Age. En dépit de tout, Désiré réussit à se faire accepter comme figurant au Théâtre de Lille et fit son chemin petit à petit. Maurice, et d’ailleurs toute notre famille, l’avait toujours soutenu et encouragé, et quand il commença à avoir de petits rôles, c’est à la maison qu’il venait les répéter, et Maurice lui donnait la réplique.

Au moment de la guerre, Désiré avait fait une belle carrière et jouait les rôles de trial dans les opérettes très populaires à l’époque, comme La Veuve joyeuse,La Mascotte, Ciboulette, etc. Il s’était fait une jolie réputation et était très demandé, faisant régulièrement deux saisons par an, été et hiver, et jouant entre-deux à droite et à gauche pour une semaine ou deux. Il avait épousé une Malouine, Nénette (je n’ai jamais connu son vrai prénom), qui suivait Désiré partout et faisait de la figuration; elle apparaissait quand certaines scènes demandaient une foule. Ils avaient un minuscule appartement à Saint-Malo qui était leur base et d’où ils partaient en convoi quand ils commençaient une saison. Une demi-douzaine de grandes malles d’osier contenaient leurs costumes, leurs perruques, leurs boîtes à maquillage, quelques ustensiles (casseroles et autres), car ils vivaient toujours dans des appartements de passage. En plus, Désiré ne se déplaçait jamais sans ses canaris. Il avait une passion pour ces oiseaux et voyageait toujours avec une énorme cage et au moins deux douzaines de serins. Il y avait aussi «Monsieur Fig», un horrible petit griffon au museau épaté, reniflard et hargneux, qui était le chouchou de Nénette qui l’avait toujours sous le bras. «Monsieur Fig» était acteur lui aussi et figurait dans les pièces d’époque, où il était de règle que l’héroïne ait son bichon. Cette caravane traversait la France en tout sens, et je suis sûre que Désiré était connu dans toutes les gares du pays.

Désiré et Nénette s’arrangeaient toujours pour être à Halluin le 22 septembre, qui est la Saint Maurice, et Mère donnait un dîner pour la fête de Maurice et son anniversaire à elle, le 25. Pour moi, Désiré était comme un second frère et faisait vraiment partie de la famille.

Donc en octobre 1939, Père et Mère allèrent à Saint-Malo et y louèrent un appartement meublé. Nous avons abandonné la villa de Carnac sans regrets. La situation étant calme, Denise décida de retourner à Courtrai, rejoindre son mari, et nous sommes parties en taxi de Saint-Malo à «Fontaine» où Maurice nous attendait. Un ami de Désiré, Théo, vint avec nous pour que je ne revienne pas seule. Je me souviens que le soir de notre arrivée, Maurice avait un bon dîner tout prêt, et nous avons fait la fête. Théo avait une jolie voix de baryton et jouait les opérettes en amateur; il nous régala de nos airs favoris. Maurice avait servi en apéritif ses fameux rosés et, le lendemain au petit déjeuner, le chauffeur de taxi qui avait partagé nos agapes avait une belle gueule de bois et déclara: «Ces gens du Nord... quels salauds!» Hilarité générale... Ce fut la dernière fois que je vis «Fontaine», et ce fut notre dernière bonne soirée avant la catastrophe...

L’hiver de 39-40 fut très agréable. Tous les amis de Désiré (et ils étaient nombreux) nous adoptèrent. C’était la Drôle de Guerre où quasiment rien ne se passait: les armées se regardaient en chiens de faïence de chaque côté de la ligne Maginot et de la ligne Siegfried. Personne ne tenait compte du rationnement; nous étions toujours invités à droite ou à gauche pour dîner, prendre le café. Comme Désiré faisait la saison à Rennes, nous allions au théâtre toutes les deux ou trois semaines. Après la séance, nous nous réunissions chez Désiré avec les autres acteurs pour un souper tardif et nous rentrions vers deux heures du matin. Théo, qui était commerçant, avait de l’essence et nous utilisions sa voiture. Ces quelques mois à Saint-Malo restent comme une oasis de bonheur dans ma mémoire.

Père et Mère se plaisaient beaucoup à Saint-Malo, malgré l’inconfort de l’appartement qui comprenait une cuisine, une salle à manger et trois chambres. Il n’y avait pas de salle de bains, chaque chambre avait une table de toilette avec cuvette, grand pot à eau et un seau pour les eaux sales. Quant aux commodités, elles étaient ahurissantes! On avait coupé deux triangles adjacents entre la salle à manger et la cuisine; dans l’espace ainsi créé on avait mis une toute petite fenêtre et installé les toilettes avec une porte donnant dans la salle à manger et une donnant dans la cuisine, si bien que j’ai souvent continué une conversation avec Père et Mère assise sur les toilettes et avec les deux portes ouvertes: Père lisait son journal d’un côté, Mère faisait la popote de l’autre et moi, au milieu, je bavardais avec les deux. Incroyable, mais vrai!

Pour faire la lessive, Mère envoyait les draps, nappes et serviettes à la lessiverie, mais pour les petites choses, on faisait une petite lessive dans une cuvette. Sécher le linge à Saint-Malo était assez spécial: côté cour, où deux de nos chambres avaient leur fenêtre, il y avait un système de cordes et de poulies à l’extérieur, entre les deux fenêtres, et cette cour intérieure était ainsi pavoisée de chaussettes, culottes, soutiens-gorge qui pendouillaient de fenêtre en fenêtre.

La vie à Saint-Malo était plus détendue que celle que j’avais connue dans le Nord, où les industries imposent un régime beaucoup plus rigide. On allait pêcher le maquereau sur le môle quand les bancs de poisson étaient annoncés, et un plat de maquereaux fraîchement pêchés est un mets délicieux. Au printemps, il y eut le Pardon des terre-neuvas (quand les bateaux qui partaient pour Terre-Neuve pêcher la morue se réunissaient dans la baie pour être bénis du haut des remparts par l’évêque de Saint-Malo). Dans les semaines précédant leur départ, on allait se promener sur les quais qui étaient blancs de sel car les terre-neuvas n’étaient pas réfrigérés et le poisson était salé (c’est avec la morue salée qu’on fait l’aïoli et la brandade de morue, que j’adorais). Le saleur était le membre de l’équipage qui était le plus prisé, car de son expérience dépendait la cargaison: trop salée, elle était invendable; pas assez, elle pourrissait. Je me souviens qu’un bon saleur était jugé très simplement: sur le quai il y avait de grandes balances où le sel était pesé et, en jetant une pelletée de sel sur chaque plateau, un saleur devait égaliser la balance du premier coup.

Bien que très agréable pour nous, ce premier hiver de guerre était assombri par l’incertitude de ce que le printemps apporterait. Il était bien évident que les choses allaient se dénouer dans un sens ou dans l’autre et que, tôt ou tard, les vraies batailles commenceraient. Nous étions en correspondance régulière avec Maurice, qui était resté à Menin pour s’occuper de Superlin. Notre affaire était la vente par correspondance et dépendait entièrement de la régularité des transports, surtout des chemins de fer. Au début de la guerre, les commandes continuèrent d’arriver, car les gens faisaient des stocks de linge, mais les livraisons devinrent graduellement plus difficiles.

Maurice avait aussi des ennuis, car il devait traverser la frontière tous les jours et, bien qu’il eut un laissez-passer, il y avait des jours où la frontière était soudainement fermée et il était bloqué soit à Menin soit à Halluin où, heureusement, des amis mirent une chambre à sa disposition. Vraiment, nous vivions dans une atmosphère tendue et tout le monde savait que ce répit n’allait pas durer.

En fait, l’invasion prévue par Père depuis si longtemps se déclencha en mai 1940. Denise arriva, affolée, avec Loulou, et une véritable vague de réfugiés déferla sur la Bretagne. Deux de mes tantes arrivèrent dans un train bondé et furent logées à Saint-Servan dans un centre de réfugiés. Après Dunkerque, il y eut quelques journées de cauchemar où des soldats désarmés, dépenaillés et même blessés échouèrent sur les quais de Saint-Malo. L’odeur de la défaite dominait tout; on allait de soldat en soldat demandant des nouvelles: d’où venaient-ils? Où allaient-ils? Ils répondaient évasivement qu’ils allaient s’embarquer pour se regrouper et revenir... Les Allemands étaient arrêtés ici ou là... Au bout de quelques jours, les quais furent déserts, à part quel- ques trains abandonnés avec leur chargement: un wagon contenait des douzaines de cuvettes de WC et des lavabos en porcelaine blanche...

Il fut alors décidé de quitter Saint-Malo. Une fois de plus, la voiture fut chargée de valises jusqu’au toit et nous partîmes vers le centre de la France, Père ayant décidé que nous irions dans le Cantal, à Cros-de-Monvert, lieu d’origine de la famille Cinqualbre, un trou perdu dans le Massif central, où les Allemands n’arriveraient probablement jamais. Je n’ai aucun souvenir de cette randonnée, sauf que nous avons passé la nuit à Tulle. Père, Mère, Denise et Loulou furent accueillis dans un centre de réfugiés, mais il fut décidé que je resterais dans la voiture pour protéger nos possessions, entre autres un bon nombre de kilos d’or cachés ici et là dans la Citroën. Je n’ai évidemment pas fermé l’œil de la nuit, et nous sommes repartis de bon matin pour arriver dans l’après-midi à Laroquebrou, un tout petit patelin avec un seul hôtel, genre auberge, où nous trouvâmes une grande chambre où nous dûmes coucher tous les cinq pendant les deux mois qui suivirent. Ce n’était pas le grand confort, mais la cuisine était excellente. La cuisinière était une Auvergnate noiraude, avec un chapeau crasseux toujours enfoncé jusqu’aux yeux, peut-être pas d’une propreté formidable, mais elle savait cuisiner. Père découvrit qu’une cousine éloignée habitait à deux pas de l’hôtel, MmeFrégeac, dont le mari était, ou plutôt avait été, bijoutier à Paris. Son fils avait repris l’affaire et bientôt sa belle-fille arriva avec ses enfants et une collection de bijoux qu’ils espéraient sauver des Allemands.

A Laroquebrou, c’était la paix totale. Jamais les gens n’avaient connu la guerre, du moins de mémoire d’homme, et ils étaient plutôt ahuris par l’affolement général des réfugiés (car nous n’étions pas les seuls) qui étaient arrivés dans leur petit village. Le temps était magnifique, on allait à la pêche aux écrevisses, on se promenait le long de la petite rivière, et les événements qui se déroulaient dans le reste du pays semblaient appartenir à un autre monde. Un jour, j’utilisai la machine à coudre de la cousine Frégeac, vieil engin ayant besoin d’huile, quand mon doigt glissa et l’aiguille de la machine me transperça l’ongle. Au bout de quelques jours, il fut évident qu’il y avait du pus sous l’ongle autour du trou fait par l’aiguille. Denise et moi allâmes en train à Aurillac où, à l’hôpital, une radio révéla que l’aiguille s’était cassée dans l’os du doigt et que la pointe était toujours dedans. Le médecin de service nous emmena à la salle d’opération où, avec une anesthésie locale, il m’arracha l’ongle pour enlever cette pointe d’aiguille. Je me souviens qu’en sortant de l’hôpital je tremblais comme une feuille. Denise me poussa dans un estaminet pour me faire boire un cognac; c’était un jour sans alcool, mais j’étais dans un tel état qu’on nous donna à chacune un cognac dans une tasse à café au lieu d’un verre!

Je pense que nous sommes restés presque deux mois à Laroquebrou. La France avait capitulé en juin. Le maréchal Pétain avait formé un gouvernement à Vichy et le pays était divisé en deux parties: la zone occupée et la zone libre... où nous étions !

Ce fut vers fin juillet, mi-août, que les Allemands annoncèrent que les réfugiés qui étaient encore dans la zone libre pouvaient regagner leur domicile en zone occupée et qu’à la ligne de démarcation on leur donnerait un laissez-passer et des bons d’essence pour rentrer chez eux. Le moment de la décision était donc arrivé pour nous. Il faut comprendre qu’à ce moment-là, une défaite allemande était inconcevable. La France était vaincue; les Anglais étaient retournés chez eux après Dunkerque; à Londres, de Gaulle voulait continuer la lutte, mais avec quelles ressources? La perspective de rester dans le Cantal pour des années peut-être n’était pas une solution acceptable, car notre affaire, nos propriétés, notre famille, tout était dans le Nord. Denise voulait rentrer chez elle avec Loulou. Il fut donc décidé que nous remonterions vers le Nord, mais en faisant une escale à Saint-Malo pour voir comment les choses se présentaient.

Le gros problème, c’était de trouver assez d’essence pour atteindre au moins la ligne de démarcation. En arrivant à Laroquebrou, la voiture s’était arrêtée d’elle-même devant l’hôtel, son réservoir complètement vide; on avait dû la pousser sous un auvent où elle était restée pendant notre séjour. Pas loin de Laroquebrou, il y avait une sorte de camp où s’étaient rassemblés les soldats qui avaient fui devant les Allemands et qui essayaient de se réorganiser. On les rencontrait quelquefois dans les cafés du village et un sergent consentit à nous vendre deux bidons d’essence.

Le retour fut beaucoup plus facile que nous l’espérions. En approchant la ligne de démarcation, nous étions très inquiets et la première fois que je vis des Allemands en uniforme, je fus pétrifiée. A notre grande surprise, ils étaient polis, prêts à nous aider; et comme nous avions une voiture immatriculée en Belgique on nous donna quasiment la priorité, car il y avait une file de voitures pour passer la ligne. Une fois dans la zone occupée, tout paraissait normal, paisible, les gens vaquaient à leurs occupations. Excepté des Allemands présents partout, la vie avait repris son train-train habituel.

Une fois arrivés à Saint-Malo, il fut possible de se détendre. Tous nos amis nous fêtèrent, l’été était magnifique. Bientôt nous eûmes des nouvelles du mari de Denise et de notre petite bonne, Julia, qui avait refusé de nous accompagner et était restée sans bouger dans la maison de Menin, où elle n’eut aucun ennui. C’est par elle, je crois, que nous découvrîmes ce qui était arrivé à Maurice. Toujours dans le Nord à cause de Superlin, il était parti comme des milliers de réfugiés au moment de l’invasion et, après un voyage cauchemardesque, avait échoué à Orthez, dans les Basses-Pyrénées, où il avait loué une maison. Il était parti avec les amis chez lesquels il logeait à Halluin quand la frontière avait été fermée. Chose inouïe, ayant fui les Allemands jusqu’au bout de la France, la ligne de démarcation était au bout de sa rue, mais il était du mauvais côté, en zone occupée!

Après quelques semaines, Denise obtint un laissez-passer pour rentrer à Courtrai, car les Allemands avaient imposé une deuxième ligne de démarcation sur la Somme et réuni les Flandres avec la Belgique. Avec notre ami Théo et sa femme, j’ai accompagné Denise à Paris pour la mettre dans le train avec Loulou et passé quelques jours à Paris. Denise retrouva son mari sans encombre. Rentrée à Saint-Malo, c’est à ce moment que je repris mes études pour faire mon année de philosophie et la vie redevint à peu près normale...

Il faut dire qu’au début de l’Occupation, les Allemands essayaient par tous les moyens d’amadouer la population; ils se tenaient à l’écart et étaient toujours polis dans les magasins. De toute évidence, ils avaient des ordres, et je pense que l’idée d’Hitler était d’amener les populations occupées à se rallier au Reich, et après tout, à la fin de 1940, quelle était l’alternative?

L’attitude d’une majorité de Français vis-à-vis de l’Allemagne à cette époque était plutôt ambivalente. La France avait été attaquée trois fois en septante ans: en 1870, en 1914 et en 1939, et les Français haïssaient les Allemands, surtout dans les régions qui avaient été occupées en 1914. Les avances conciliantes des Allemands étaient regardées avec méfiance, mais les Français sont réalistes et, à la fin de 1940, la perspective d’une défaite éventuelle de l’Allemagne était, c’est le moins qu’on puisse dire, très aléatoire. On détestait les Allemands, mais on n’aimait pas beaucoup les Anglais non plus, et qui pouvait avoir confiance en la Perfide Albion? L’affaire de Mers el-Kébir, où la flotte française qui avait refusé de se rallier aux Anglais fut bombardée, avait envenimé les choses, et beaucoup de gens essayaient de rester neutres et de voir venir. L’idée de la collaboration était répugnante mais l’espoir d’une libération éventuelle était lointain. On survivait et on attendait... Dieu sait quoi!...

Un incident reflète cette attitude incertaine. Lorsque nous étions partis pour le centre de la France, Père avait laissé, pour je ne sais quelle raison, quelques kilos d’or dans son coffre à la banque. A l’automne, il fut annoncé que les coffres, qui avaient été bloqués, allaient être vérifiés par les Allemands et or et devises étrangères seraient confisqués. Je ne me souviens plus si une compensation quelconque était envisagée, mais la confiscation était certaine. Père, naturellement, était dans ses petits souliers et décida d’aller voir le directeur de la banque pour lui demander son aide. Dans l’esprit de Père, il espérait que le directeur lui permettrait d’ouvrir le coffre un soir, après la fermeture de la banque, et de retirer son or. Le coffre contenait en outre des bons du Trésor, des actions, des actes de propriété et tout cela pouvait rester dans le coffre, mais au moins l’or échapperait aux Allemands. Le directeur refusa catégoriquement, mais après bien des discussions et des plaidoyers il consentit à un plan absolument incroyable. Un soir, les deux conspirateurs descendirent aux coffres et le directeur ouvrit un coffre adjacent à celui de Père, mais vide, Père en prit les dimensions et, avec sa petite palette d’aquarelle, reproduisit la couleur de l’intérieur du coffre. Un chaudronnier lui fabriqua une petite plaque de tôle que Père peignit de la bonne couleur. Puis, un soir, redescente aux coffres et, cette fois, Père put ouvrir son coffre et empila l’or dans le fond du coffre et mit un faux-fond, puis il empila des papiers dans le coffre et le referma.

Quand le jour du contrôle arriva, Père alla à la banque, comme tous les autres clients, et ouvrit son coffre devant l’officier allemand; heureusement, le coffre de Père était assez bas dans la rangée et l’officier dut se baisser pour y enfoncer le bras et vérifier que tout avait été retiré. Le coffre était assez long et le faux-fond ne fut pas trouvé. Inutile de dire que le lendemain, Père se précipita à la banque et retira tout son or. Cette histoire rocambolesque illustre bien l’état d’esprit de l’époque. On ne collaborait pas, mais on n’osait pas trop se rebiffer. Pour en terminer avec cette affaire d’or, quelques mois après, Père décida, avec l’intermédiaire du directeur de la banque, de vendre une partie de son or, car nous avions besoin d’argent liquide, et partit à Paris où la transaction eut lieu dans une chambre d’hôtel. Je me souviens que Mère était terriblement inquiète pendant l’absence de Père, qui était un homme petit et physiquement incapable de se défendre si les personnes qu’il devait rencontrer l’avaient agressé pour le voler. Tout se passa bien, Dieu merci!

La première année de l’Occupation fut relativement normale, malgré les circonstances. Tout fonctionnait, les trains roulaient moins fréquemment, et avec une majorité des compartiments réservés pour l’armée allemande, mais avec un horaire régulier néanmoins. Il n’y avait pas d’essence pour le commun des mortels, mais quelques voitures roulaient. Il y avait des autobus et des tramways, et nous étions en correspondance régulière avec Maurice à Orthez, Julia à Menin, Denise à Courtrai, et aussi avec le reste de la famille. La population s’accommodait des jours sans alcool, quand les cafés et restaurants ne pouvaient pas servir de boissons alcoolisées, et les jours sans viande dans les restaurants et hôtels. Les gens vaquaient à leurs occupations du mieux qu’ils pouvaient, essayaient d’ignorer les Allemands, qui étaient partout et que l’on rencontrait constamment dans les rues, les cafés, les magasins, qu’on appelait en cachette les «doryphores».

Très rapidement la question du ravitaillement prit une importance énorme, surtout dans la vie des ménagères. Tout était rationné et chaque personne avait un carnet de ravitaillement avec des tickets numérotés qui ressemblaient à des timbres. Certaines denrées étaient distribuées quotidiennement, comme le pain; d’autres étaient distribuées hebdomadairement, comme la viande, et d’autres encore étaient distribuées mensuellement, comme le sucre, le savon, les légumes séchés, etc. Il fallait s’inscrire chez le commerçant ad hoc: boulanger, boucher, crémier, épicier... qui affichait quel ticket serait honoré à quelle date et la ration que chacun recevrait. Seuls les légumes frais n’étaient pas rationnés, et il y avait toujours le marché une fois par semaine. Mais, très vite, les légumes devinrent plus rares car les Allemands raflaient tout et faisaient leurs réquisitions directement dans les fermes. Surtout, ils instaurèrent un système qui rendit le ravitaillement encore plus difficile, en particulier pour les matières grasses. En principe, on avait droit à autant de beurre, disons tous les quinze jours (je ne me souviens plus de la fréquence); mais au lieu de recevoir sa ration tous les quinze jours, la distribution fut retardée d’un jour ou deux, puis d’une semaine, puis de dix jours, si bien qu’au bout de quelques mois on était en retard d’un mois sur sa ration, puis de six semaines, puis de deux mois, et, pour finir, on touchait en avril la ration de janvier. Les denrées «libres» devinrent de plus en plus rares. Inutile de dire que le marché noir s’établit très rapidement. On avait ses contacts, et les nouvelles d’un arrivage passaient de bouche à oreille, et ceux qui en avaient les moyens arrivaient à améliorer leur ordinaire.

Après la guerre, lorsque je suis arrivée en Angleterre, je me suis rendu compte que l’attitude des Français vis-à-vis du marché noir était tout à fait à l’opposé de l’attitude anglaise. En France, c’était quasiment un devoir patriotique d’acheter au marché noir, car tout ce qu’on y achetait ne partait pas en Allemagne. En Angleterre, où beaucoup de ravitaillement arrivait par convois de bateaux qui coûtèrent la vie à tant de marins, acheter au marché noir était presque considéré comme une trahison, et c’était très mal vu par la majorité.

Dans l’ensemble, notre séjour à Saint-Malo n’était pas trop désagréable. Père aurait aimé rentrer dans le Nord, mais la maison de Menin était réquisitionnée par les Allemands et trois officiers y logeaient. Je pense que c’est le moment de parler un peu de Julia. C’était une fille de petits fermiers flamands qui était entrée chez nous comme bonne à tout à faire quelques années avant la guerre. Elle faisait à peine un mètre cinquante, avec une figure toute ronde, presque sans sourcils, et de bonnes joues rouges. Elle faisait ce qu’on appelle le gros ménage: lessive, cirer les meubles, etc. Mais mère se réservait de faire les courses et la cuisine.

Quelquefois, quand mes parents sortaient, Julia me servait de duègne et m’accompagnait au cinéma. Elle était très dévouée à Maurice et, quand nous partîmes à la déclaration de guerre, Julia resta à Menin avec lui pour tenir son ménage. Au moment de l’invasion, quand Maurice à son tour prit la fuite devant l’avance des Allemands, il offrit à Julia de l’emmener, mais elle refusa, disant que les Allemands ne lui feraient rien et qu’elle continuerait de s’occuper de la maison comme à l’accoutumée. Et de fait, c’est exactement ce qui se passa. Julia passa un ou deux jours cachée dans la cave pendant que l’armée allemande traversait Menin à toute vitesse, et lorsque la maison fut réquisitionnée, elle reprit ses fonctions de petite bonne et fit le ménage des trois officiers qui couchaient dans la maison. Elle en bénéficia d’ailleurs, car elle mangeait mieux que tout le monde, et il faut dire que jamais elle ne fut soupçonnée d’avoir collaboré et n’eut jamais aucun ennui après la Libération, alors que les dénonciations pullulaient...

En fait, la maison servait de bureau de paiement pour les troupes allemandes et, une fois par semaine, une longue file de soldats se formait dans la rue et défilait dans la maison qui se prêtait très bien à cette fonction. Il y avait sur la rue un petit perron, avec sur le côté une grille qui s’ouvrait sur le jardin; les soldats entraient, passaient dans la salle à manger, étaient payés, passaient dans la cuisine, sortaient dans le jardin, faisaient le tour de la maison et ressortaient sur le perron. C’était un circuit continu très pratique et Julia nous raconta qu’elle avait vu la table de la salle à manger couverte de piles de billets: marks, francs belges et français. Il y en avait chaque semaine pour des centaines de milliers de francs.

En 1943, Julia réalisa enfin son rêve et épousa un petit fermier qui était incontestablement l’homme le plus laid que j’aie jamais vu: petit, noiraud, sans dents, avec des yeux qui louchaient, il possédait une petite ferme pas loin de Wevelgem que nous sommes allés visiter peu avant son mariage. Père était horrifié: la ferme n’avait aucun confort, le fermier était affreux. Mais pour Julia l’affaire était toute simple: le fermier était veuf, il n’avait pas d’enfants et c’était elle qui hériterait de la ferme, il n’y avait que cela qui comptait. De plus, elle adorait les animaux et se proposait d’avoir quelques chiens et chats, plus des cochons, des lapins, des pigeons, sans compter les vaches. Elle était parfaitement heureuse.

Après son mariage, je pense qu’elle est venue nous voir une fois quand nous étions retournés à Halluin, puis je ne l’ai plus jamais revue et ne sais ce qu’elle est devenue. Elle avait été chez nous durant dix ans.

L’attitude de la population envers l’occupant commença à changer en juin 1941, lorsque l’Allemagne envahit la Russie. A partir de ce moment-là, pour la majorité des Français la défaite des Allemands ne fit plus aucun doute: après tout, Napoléon s’y était cassé les dents, et ce que Napoléon n’avait pas réussi à faire ce ne serait pas Hitler qui l’accomplirait! Puis il y eut Pearl Harbour qui amena l’Amérique dans la guerre. Cette fois-ci, il n’y eut plus de doute: les Allemands allaient perdre la guerre et la France serait libérée. Il y eut à nouveau de l’espoir, et également un regain d’hostilité vis-à-vis de l’armée d’occupation qui se manifestait par toutes sortes de petits détails: on descendait du trottoir plutôt que de croiser un Allemand; dans les cafés, on leur tournait le dos ou on partait quand ils entraient; dans les magasins, on prétendait ne pas les comprendre, on leur rendait la mauvaise monnaie: des bêtises peut-être, mais significatives...

A partir de 1942, les rapports entre la population et l’armée d’occupation se détériorèrent de plus en plus. Tout le monde écoutait la BBC. Quand quelqu’un sonnait à la porte, il devint automatique non pas d’éteindre le poste de radio mais de changer la station qu’on écoutait car les Allemands faisaient des contrôles soudains, entraient, mettaient la main sur le poste pour voir s’il était chaud et l’allumaient. Si on avait oublié de tourner le bouton, on était pris et c’était la déportation.

Le ravitaillement devint de plus en plus difficile; non seulement on ne recevait pas les rations à temps mais la qualité empira. Je me souviens qu’on recevait de temps en temps du soi-disant miel: une espèce de pâte qui ressemblait vaguement à du miel et était très sucrée, mais si on laissait le bocal de côté pendant quelques jours, le contenu se décantait, avec une masse jaune semi-solide au fond et un épais jus brun au-dessus; il fallait remuer le tout vigoureusement pendant plusieurs minutes pour lui rendre à peu près son apparence. Le beurre et les matières grasses disparurent presque complè- tement et les recettes les plus bizarres firent leur apparition: dans la salade, on mettait la crème (!) qu’on croyait voir flotter sur le lait, en guise d’huile; les confitures étaient une espèce de gelée qui n’avait le goût d’aucun fruit, connu ou inconnu. Les rations de viande étaient risibles. De temps en temps on avait des abats qui n’étaient soi-disant pas rationnés; le poisson était rare car les pêcheurs n’avaient pas le droit de s’éloigner des côtes; même les légumes étaient moins abondants. Avec les revers essuyés par les Allemands sur le front russe et ailleurs, c’étaient les pays occupés qui devaient les nourrir, leurs soldats étant soit au front soit en occupation.

Nourrir une famille était un cauchemar. Le plus dur, c’était l’absence de café, surtout pour nous, gens du Nord, où il y avait toujours une cafetière sur le coin de la cuisinière. La ration de «café» était soit du café moulu qui contenait de l’orge, des glands et Dieu sait quoi, soit un petit sachet d’orge grillé avec une cuillère à soupe de vrais grains de café sur le dessus. Comment utiliser ce précieux café donnait lieu à des discussions sans fin, et même à des disputes sérieuses. Fallait-il faire une fois une tasse de vrai café, et boire de l’orge pour le reste du mois ? Ou fallait-il tout mélanger et avoir l’illusion de boire du café jusqu’à la ration suivante? Je n’exagère pas quand je dis que dans certaines familles on ne se parlait plus à cause de ce sacré café.

L’affaire de Dieppe secoua les Allemands beaucoup plus que les Anglais ne le pensèrent. Au début de 1942, Julia nous informa que la maison n’était plus occupée par les Allemands et qu’en s’adressant aux autorités on avait une chance de la récupérer. Après bien des démarches et des pourparlers, la maison nous fut rendue et, vers Pâques, mes parents retournèrent à Menin, me laissant à Saint-Malo pour finir d’expédier nos bagages, mais surtout parce que les Allemands commençaient à faire des rafles pour ramasser les jeunes et les envoyer en travail forcé en Allemagne. A Saint-Malo on était à peu près tranquilles, mais les Flandres avec la Belgique étaient sous un régime différent, dû surtout au fait que les Flamands séparatistes étaient collaborateurs et espéraient qu’une victoire allemande leur permettrait de réaliser enfin leur rêve d’autonomie. Mes parents voulaient donc tâter le terrain avant que je ne les rejoigne. La raison pour laquelle je n’avais pas poursuivi mes études après la philo – je devais devenir pharmacienne – c’est que les universités étaient souvent des centres de rébellion et surtout des réservoirs de main-d’œuvre quand les Allemands faisaient des rafles. Père n’avait absolument pas voulu que je m’y risque, ne se doutant pas que la guerre allait durer si longtemps.

Pour en revenir à Dieppe, j’étais dans l’appartement quand j’entendis un terrible chambard dans la rue: des motos pétaradaient dans tous les sens; des soldats avec des porte-voix donnaient des ordres à la population. Par curiosité, je mis la tête à la fenêtre: une moto avec un side-car était arrêtée à moins de vingt mètres, un officier était debout dans le side-car avec un porte-voix dans une main et un pistolet dans l’autre, ordonnant à la population de rester à l’intérieur et de fermer toutes les fenêtres. En me voyant, il tira dans ma direction et un morceau de pierre éclata sur la façade à côté de ma fenêtre: inutile de dire que j’ai vite refermé la fenêtre... Espèce d’idiot!

Pendant quelques heures, les Allemands crurent vrai- ment que c’était l’invasion; ils étaient dans un état de panique complète, patrouillant partout et courant ici et là. En fait, Dieppe n’était qu’un ballon d’essai et en vingt-quatre heures la vie reprit son cours. Mais les Allemands devinrent plus stricts dans leurs contrôles. Par exemple, pour traverser un pont il fallait marcher à droite, et même dans les rues ils essayèrent d’imposer qu’on marche à droite, si bien que sur le trottoir, tout le monde marchait dans le même sens: plus facile à contrôler.

C’est pendant que je faisais ma philo qu’il y eut une épidémie de typhoïde à Saint-Malo. Les Allemands fermèrent tout simplement les portes des remparts, et pour entrer ou sortit il fallait montrer un certificat de vaccination avec sa carte d’identité. Pour la majorité des gens, ces contrôles, ces restrictions, le rationnement étaient les seuls points de contact avec l’armée d’occupation. On évitait les Allemands, on essayait de les ignorer. A partir de 1942, ils se rendirent compte que leurs efforts pour amadouer les Français et les rallier à leur cause n’avaient pas réussi, il n’y avait donc plus aucune raison de ménager les civils. Mais je m’écarte de mon histoire...

Mère eut l’idée d’aller voir les religieuses qui avaient fait mon éducation jusqu’à l’âge de 15 ans. Le Pensionnat de Vertefeuille avait fermé ses portes car il était difficile d’avoir des pensionnaires françaises en Belgique, vu les circonstances. Les sœurs étaient revenues à leur couvent de Roubaix et avaient ouvert une école, le gouvernement de Vichy ayant levé l’interdiction d’enseigner en habit religieux. Comme j’avais mon bachot, j’avais le droit d’enseigner, et les bonnes sœurs furent heureuses d’accueillir une institutrice prête à enseigner sans être payée. L’idée était que je serais officiellement enrôlée comme faisant partie du corps enseignant de l’école et, de ce fait, j’avais plus ou moins une occupation réservée qui me mettait à l’abri des rafles. Je revins donc à Menin dans le courant de l’été 1942, et en septembre ma carrière d’enseignante commença. J’enseignais l’arithmétique, le français, la biologie et un peu d’anglais si mes souvenirs sont bons. A la fin de l’année scolaire, la supérieure m’appela pour me dire que mes services avaient été très appréciés et elle m’offrit un poste permanent, payé cette fois. Je logeais au couvent et je retournais à la maison pour le week-end, sauf si je voulais aller passer une journée à Lille, ou aller au théâtre qui était à deux pas du couvent et donnait de beaux spectacles. C’est au Théâtre de Roubaix que j’ai vu La Traviata, Aïda, Hérodiade.Le Théâtre de Lille donnait des spectacles classiques, les pièces de Racine, Corneille, Molière, et l’année 1943 fut assez tranquille côté vie quotidienne.

Les événements commençaient à faire entrevoir une éventuelle libération. La Résistance se faisait de plus en plus présente, surtout dans le centre de la France, et l’attitude des Allemands devint de plus en plus hostile. Naturellement, les actes de sabotage commis par la Résistance étaient présentés dans la presse comme des actes de banditisme. Il faut dire que dans le maquis certains groupes se conduisaient comme des bandits, extorquant ce qu’il leur fallait des fermiers, souvent sous la menace, et commettant des actes de sabotage sans aucune considération pour les conséquences, car les Allemands se vengeaient toujours en arrêtant et déportant des civils complètement innocents, fusillant les gens en représailles, comme ce fut le cas à Oradour-sur-Glane. C’est très joli d’être patriote, surtout quand ce sont les autres qui en souffrent... Enfin, comme c’est toujours le cas, les bandits deviennent des héros lorsqu’ils sont du côté des vainqueurs et les terroristes finissent premier ministre! Les Fifis, comme on les appelait, n’étaient pas très estimés par la population; par contre, tout le monde admirait les passeurs qui aidaient les prisonniers évadés et les pilotes abattus en pays occupé à passer en Espagne ou en Suisse. Mère a souvent fourni des vêtements de Père à un voisin qui était dans la filière, et aidé à détruire les uniformes, mais tout cela était fait très discrètement et on n’en parlait jamais.

C’est pendant que j’étais à Roubaix que j’ai connu Paulette Declercq, maintenant Paulette Derache, qui devint ma meilleure amie. Paulette enseignait au couvent comme moi et pour les mêmes raisons; nous nous entendions très bien et nous allions quelquefois au cinéma à Lille. L’été, nous achetions des cerises à un charretier qui vendait des fruits près des cinémas; Paulette achetait des bigarreaux, moi des courte-queues, et nous partagions. Bien des films étaient des outils de propagande, comme Le Juif Süssdont je me souviens très bien, mais les Français sont finauds et peu s’y laissaient prendre. Au couvent, il y avait aussi une Polonaise de notre âge, Agnès Kopicki, dont les parents étaient venus s’installer dans les mines du Nord après la première guerre. Agnès était toute petite, n’élevait jamais la voix et maintenait une discipline de fer dans sa classe. Elle épousa un Polonais après la Libération. Il mesurait un mètre huitante-cinq et elle lui passait sous le bras. Nous étions très amies, mais après mon mariage je l’ai complètement perdue de vue. Par contre, nous sommes restés très amis avec les Derache, qui sont venus plusieurs fois en Angleterre et avec qui nous sommes toujours en contact.

Avec le recul, il devient évident que 1942 marqua le commencement de la fin des Cinqualbre à Halluin. Avant la guerre, la famille était bien établie, respectée, unie et prospère. A partir de 1942, elle se désagrégea peu à peu et disparut virtuellement après la mort de Père en 1947.

Tout commence avec le mariage de Maurice en janvier 1942... Entrée en scène de Nelly! Je ne sais pas comment mes parents avaient connu les Rouzé, mais ils faisaient partie de notre cercle d’amis et je les ai toujours connus. Albert Rouzé était un homme grand, imposant, avec une épaisse barbe noire, portant toujours un chapeau à large bord; un véritable tyran familial qui jouait les patriarches et imposait son autorité sur sa famille avec une férocité d’autant plus redoutable qu’elle était masquée par un extérieur bon enfant. Esther Rouzé était une toute petite femme boulotte qui appelait tout le monde «petit»; toujours doucereuse et gentille, elle imposait les volontés de son mari sans considération de rien ni de personne. Ils avaient deux filles: Nelly, née en 1907, et Christiane, qui avait quelques années de moins. Albert était architecte à Hellemmes, près de Lille. Il construisit surtout des bâtiments officiels, écoles, hôpitaux. Il était très mêlé au Conseil municipal et aux autorités. Ils étaient protestants. Le Nord était très catholique et, comme toutes les minorités, les protestants formaient un cercle très étroit, se rencontrant au temple tous les dimanches, se mariant entre eux. Très jeune, Nelly avait ainsi fait la connaissance d’un jeune homme de bonne famille, Louis Feldmann, et il était tacitement entendu que cela se terminerait par un mariage. Nelly et sa sœur étaient élevées pour devenir des maîtresses de maison exemplaires. Nelly ayant une très belle voix, elle étudiait le chant au Conservatoire de Lille. Avec son tempérament, elle aurait dû monter sur les planches et aurait fait une belle carrière à l’Opéra... Hors de question pour une famille «comme il faut» naturellement!

Le jour arriva où les fiançailles de Nelly et Louis furent fêtées et les deux familles se réunirent chez les Rouzé pour un grand dîner après lequel les deux pères se retirèrent dans le bureau d’Albert pour mettre les détails au point... Albert dut avouer que ses filles n’avaient pas de dot! Les Rouzé vivaient avec ostentation, mais il n’y avait rien derrière... Les Feldmann embarquèrent Louis avec dignité et ses fiançailles... avec une autre jeune fille très bien furent annoncées au bout de quelques mois.

Pour ne pas perdre la face, les Rouzé s’empressèrent de marier Nelly à Paul Bigotte, un gentil garçon, on ne peut plus bête, roussâtre, avec une petite moustache à la Charlot et un pince-nez. Il possédait une scierie et s’empressa de faire faillite. Paul et Nelly durent déménager à la cloche de bois, en sauvant quelques meubles, et se réfugièrent chez les parents de Nelly où ils restèrent plusieurs années, traités comme des domestiques. Nelly faisait le ménage pour sa mère et Paul lavait la voiture et jouait les chauffeurs pour son beau-père. Finalement, Paul trouva un poste aux Eaux et Forêts et le ménage alla s’installer à Caudebec-en-Caux, où nous allâmes les voir. Ils vivaient dans un minuscule pavillon de deux pièces, sans aucun confort (Nelly allait à la rivière pour faire sa lessive!) et ils tiraient visiblement le diable par la queue.

En 1940, Paul fut mobilisé et immédiatement tué pendant l’invasion. M. Rouzé était mort au début de la guerre et Mme Rouzé rejoignit Nelly à Caudebec quand les Allemands avancèrent. Comme des milliers d’autres réfugiés, les deux femmes prirent la fuite devant l’avance de l’ennemi et échouèrent dans un petit patelin de la Loire, Chabris, je crois, où elles vécurent dans une pénurie totale, Nelly faisant des ménages et sa mère prenant de la couture à faire chez elle.

Je ne sais comment Maurice entra en contact avec elles, car Chabris était en zone libre, mais il demanda Nelly en mariage, fut accepté (inutile de le dire!) et après bien des démarches Nelly obtint un laissez-passer pour rejoindre Maurice à Orthez. Père, Mère et moi prîmes le train jusqu’à Orthez pour assister au mariage. La seule chose dont je me souvienne, c’est que pour la première et la dernière fois nous bûmes du vin de sable (un peu comme du Sauternes, très rare et qu’on ne trouve que dans le Pays basque). Peu après leur mariage, Maurice et Nelly vinrent s’installer à Laval, avec l’idée de remonter dans le Nord. Mais Nelly ne voulait pas habiter la Belgique et quand nous retournâmes à Menin, Maurice et sa femme quittèrent Laval et allèrent s’installer à Sainte-Foy-la-Grande, dans la Dordogne, où Nelly avait des amis.

Nous arrivâmes dans le Nord juste à temps pour assister au divorce de Denise. Louise était née en 1938; après sept ans de mariage, les contraintes d’avoir un bébé et les difficultés engendrées par la guerre gâtèrent complètement un mariage qui battait déjà de l’aile.

Denise avait épousé un Courtraisien en 1931, Hilaire Vanhove, qu’elle avait rencontré alors qu’elle faisait de la peinture au Béguinage de Courtrai avec Père. Hilaire était ingénieur à la Compagnie d’Electricité des Flandres et peignait également. C’était un aquarelliste remarquable, mais un hurluberlu qui se prenait pour Van Gogh et se plaisait à outrager les bourgeois. Ils avaient acheté une moto avec un side-car et allaient passer les week-ends à Bruges, où la grand-mère d’Hilaire avait mis une chambre à leur disposition. En réalité, ils menaient une vie très conventionnelle, allant au travail, venant dîner à la maison bien sagement, mais ils jouaient les bohèmes et se plaisaient à tenir des propos provocants pour nous épater, ce qui amusait beaucoup Maurice mais irritait mes parents, surtout Mère qui détestait Hilaire.

Avec la guerre, les relations entre Hilaire et Denise s’envenimèrent rapidement, et il commença à battre ma sœur. Il faut dire que Denise n’était pas une sainte non plus! Elle s’était amourachée de l’assistant de son mari, beau garçon, fat et bellâtre, marié d’ailleurs, et la situation se détériora tellement que Denise quitta Courtrai et loua une petite maison à Menin en attendant que son divorce soit prononcé. Elle passait une bonne partie de son temps chez ma cousine Yvonne, qui avait un magasin de modes pas très loin de la douane. Ensemble, elles faisaient des chapeaux, des sacs à main et surtout papotaient sans fin. Denise ne retrouva jamais son équilibre et, durant les années qui suivirent, elle mena une vie de bâton de chaise, échouant chez nous quand elle n’avait plus d’argent, et elle se mit à boire: un véritable désastre...

La maison de Menin appartenait à Maurice, et Père décida de revenir à Halluin, dans sa maison, pensant que tôt ou tard Maurice reviendrait, et aussi pour mettre une petite distance entre nous et ma sœur. Mère essaya de le persuader d’acheter un appartement à Lille; elle voulait s’éloigner de la douane, de sa famille et surtout de Denise, et finir sa vie tranquillement avec Père qui approchait les 70 ans. Mais Père ne voulut rien entendre. Il était déterminé à rentrer dans «sa» maison et, en pleine guerre, alors que tout était très difficile à trouver, il entreprit de grands travaux pour aménager la maison de la rue de Lille. Durant l’année 1943, il courut à droite et à gauche pour trouver les matériaux, obtenir les permis de construire, etc. La main-d’œuvre ne manquait pas, car les entrepreneurs n’avaient pas beaucoup de travail, surtout pour les particuliers. Enfin, tout fut terminé. Père obtint la permission de changer de domicile et de rentrer en France avec un déménagement qui prit trois immenses camions. Heureusement, nous étions connus à la douane et tout se passa bien. Je crois que nous avons déménagé juste avant le Débarquement, dans le courant de mai 1944.

Pendant tous ces démêlés familiaux, la guerre continuait. Avec les revers essuyés en Russie, en Afrique du Nord, l’invasion de la Sicile et de l’Italie, les Allemands sentaient le vent de la défaite. Harcelés par la Résistance, ils devinrent de plus en plus hargneux, imposant des restrictions sans but apparent et bien souvent sans raison.

Je me souviens qu’un week-end, revenant à la maison à Menin, en 1943, je fus refoulée à la frontière belge qui venait d’être fermée, Dieu sait pourquoi? Même chose la semaine suivante... Un jeudi, qui était jour de congé en France, je me rendis à la Kommandantur à Lille, qui s’était établie dans une grande maison de maître, très luxueuse, boulevard Faidherbe, avec des sentinelles armées jusqu’aux dents, des estafettes qui couraient dans tous les sens. Comment ai-je obtenu de voir le commandant? Je n’en sais rien! Je m’étais naturellement mise sur mon trente et un, et à 22 ans je n’étais pas mal tournée... Bref, me voila dans le bureau du commandant, tout chamarré de galons derrière un bureau de style très imposant. Je lui expliquai mon cas. Sa réponse fut simple: «Ce sont des règlements civils, allez voir les autorités françaises.» Ma réplique fut également simple: «La frontière est fermée sur vos ordres; ce sont vos soldats qui m’ont refoulée en France, et si j’ai un laissez-passer allemand, il n’y a pas un policier français qui m’empêchera de passer...» Il me regarda sans rien dire, ouvrit un tiroir, et, cinq minutes après j’avais mon laissez-passer.

Le week-end suivant, je suis arrivée toute fière à la maison. Mais quand j’ai expliqué comment j’avais obtenu mon laissez-passer, Mère fut horrifiée: «A quoi as-tu pensé? Tu aurais pu être arrêtée, déportée...» Père, comme d’habitude, ne dit rien, mais arbora un petit air fier. Quelques semaines plus tard, la frontière fut ouverte sans explications et mon laissez-passer devint inutile.

Au printemps de 1944, la supériorité aérienne des Alliés était incontestable. Tous les jours, on entendait et on voyait des centaines de forteresses volantes passer au-dessus de nous, en route pour bombarder les villes allemandes, à la grande satisfaction de tout le monde! Tout ce qui bougeait sur les routes était attaqué par les chasseurs de la RAF dont les Allemands avaient une peur bleue. Je me souviens qu’une fois, retournant à Roubaix, le tramway s’arrêta en pleine campagne. Sur la route, à côté de la voie, il y avait un petit convoi de trois ou quatre camions allemands qui s’arrêta aussi, et, à mon grand étonnement, tous les Allemands sautèrent de leurs véhicules et se jetèrent dans le fossé. Avec le bruit du tramway, nous n’avions pas entendu l’avion qui avait fait une passe au-dessus de nous. Heureusement, il ne largua aucune bombe: était-il à court de munitions? Ou s’était-il rendu compte qu’il y avait un tramway bondé de civils à côté des camions?

Un autre jour, les Fifis firent sauter un train de munitions dans la gare de Tourcoing. C’était un samedi et j’étais en route pour Halluin quand le tramway s’arrêta aux abords de la ville, et tout le monde dut descendre. On entendait les explosions et les gardes de la défense civile voulurent nous faire tous descendre dans les caves des maisons attenantes. J’ai toujours eu horreur d’être dans une cave en cas de danger; je préférais rester à l’air libre. Je me mis donc en marche pour traverser Tourcoing à pied afin de reprendre le tram de l’autre côté.

Les explosions devinrent de plus en plus violentes au fur et à mesure que je me rapprochais du centre de la ville et je fus obligée de marcher au milieu de la rue car, à chaque explosion, les vitres des maisons explosaient et cascadaient sur les trottoirs. Dans le centre de Tourcoing, il n’y avait pas une fenêtre ni une vitrine intacte. Je marchais sur une épaisse couche de verre pilé.

Bien entendu, il n’y avait pas un chat dans les rues, sauf de temps en temps un garde qui essayait de me faire rentrer dans une cave. Pour finir, après avoir marché pendant plus d’une heure, je suis arrivée à trouver un tramway. Les explosions étaient terminées et je pus rentrer à la maison sans encombre. Il paraît que le train en question avait quelques wagons contenant des torpilles. Heureusement, les employés de la SNCF risquèrent leur vie pour détacher ces wagons et les mettre sur une voie de garage: si les torpilles avaient explosé en pleine ville, il ne serait rien resté de Tourcoing... ni de moi.

Peu avant notre déménagement, la gare de Courtrai fut bombardée. Courtrai n’est qu’à quelques kilomètres de Menin et nous nous réfugiâmes dans la cave. La maison était entièrement excavée, avec une chaufferie, une buanderie, une cave à vin. Père avait fait renforcer le milieu de la cave, là où arrivait l’escalier, en soutenant le plafond avec des traverses qu’il avait achetées aux Chemins de fer. Le bombardement était tel que ces énormes poutres tremblaient et que des morceaux de plâtre tombaient du plafond. Le journal publia des photos de la gare de Courtrai: on y voyait une locomotive qui avait été projetée sur le toit de la gare qu’elle avait complètement écrasé, c’est dire l’intensité du bombardement...

Je fais assez souvent allusion au tramway: c’était le moyen de transport que les gens utilisaient le plus pendant l’Occupation, car il n’y avait pas d’essence pour les autobus et dans la région de Lille-Roubaix-Tourcoing, les tramways fonctionnaient très bien avant la guerre. Peu à peu, tous les autres moyens de transport locaux disparurent. Les voitures avaient cessé de circuler dès le début de l’Occupation. Seuls quelques commerçants qui dépendaient entièrement de leurs camions pouvaient circuler. Vers 1943, n’ayant plus d’essence, ils les firent fonctionner au gazogène, une espèce de gros cylindre fixé juste derrière le marchepied qui brûlait du bois ou du gaz, je n’ai jamais compris au juste comment cela marchait! Les bicyclettes avaient été réquisitionnées ou avaient cessé de fonctionner faute de pouvoir remplacer les pneus et les chambres à air. Il ne restait donc que les trains et les tramways électriques. Sur les grandes lignes, les trains roulaient presque normalement, mais des wagons entiers étaient réservés aux troupes allemandes, et les civils devaient s’empiler dans les quelques wagons restants qui étaient absolument bondés, alors que la moitié du train était vide.

Quant aux tramways, inutile de dire qu’on y était serré comme des sardines en boîte. En tête de ligne, les civils étaient autorisés à monter ou descendre par les deux plates-formes, avant et arrière, mais une fois que le tramway démarrait, la porte de la plate-forme avant était verrouillée et on ne pouvait monter et descendre que par la plate-forme arrière. Comme on était serré au point qu’il était impossible de bouger un bras, chaque arrêt devenait une bataille, et il fallait commencer à lutter pour se faire un chemin vers la porte au moins deux arrêts avant celui où l’on voulait descendre.

Souvent, la moitié des passagers devaient descendre pour laisser sortir ceux qui avaient atteint leur destination, puis tout le monde remontait pour recommencer le scénario à l’arrêt suivant. On émergeait de ce «catch-as-catch-can» haletant, dépenaillé, et bien souvent avec un ou deux boutons arrachés. Evidemment, il y avait toujours un salaud qui profitait de l’occasion pour vous tripoter les fesses et, serré comme on l’était, on ne pouvait pas bouger. Tout ce qu’on pouvait faire, c’était essayer de lui écraser les orteils avec un talon bien placé, et comme on portait des chaussures avec des semelles de bois on arrivait quand même à enregistrer une protestation silencieuse...

Les trajets étaient d’autant plus désagréables que, avec le rationnement, les gens mangeaient mal et beaucoup de féculents, avec les résultats que l’on devine. De plus, les produits d’entretien étaient rares, les gens étaient mal lavés et leurs vêtements voyaient rarement le nettoyage à sec. Les odeurs qui flottaient dans un tram bondé n’étaient pas exactement du Chanel No5...

Pendant que j’étais au couvent à Roubaix, je faisais le trajet tous les week-ends. De Roubaix, je prenais le C à la Grand-Place jusqu’à la place de Tourcoing, puis le B (si mes souvenirs sont bons) qui me menait à Halluin. Ce trajet-là était assez confortable, car je montais en tête de ligne et je descendais au terminus, si bien que j’avais souvent une place assise. Arrivée à Halluin, je devais passer les deux frontières et faire un kilomètre à pied pour arriver à la maison de Menin. Après 1944, une fois que nous fûmes revenus à Halluin, je descendais à la rue Pasteur, un kilomètre avant le terminus, et notre maison était à cinquante mètres. En tout, il fallait compter presque une heure et demie pour faire le trajet, une distance de dix kilomètres à peine.

L’année 1944 fut une période où la situation devint de plus en plus tendue dans les pays occupés. L’armée allemande était en retraite sur tous les fronts. La Résistance devenait de plus en plus audacieuse, faisait sauter des trains, des ponts, des dépôts, sans se préoccuper des conséquences pour la population civile. Le rationnement était de plus en plus difficile et il était bien évident que la fin approchait.

C’est dans cette atmosphère que le débarquement de juin 1944 eut lieu. Tout le monde écoutait la BBC et nous étions particulièrement intrigués par les messages personnels; on se torturait la cervelle pour essayer de deviner ce qu’ils voulaient dire; les interprétations fantaisistes allaient bon train, comme de bien entendu!... «Isabelle verra bientôt Georges...» Vite, on sortait la carte de France et le Guide Michelinpour trouver un endroit quelconque qui s’appelait Isabelle, et Georges étant le roi d’Angleterre, la réponse était évidente: les troupes alliées allaient arriver à Isabelle séance tenante...

Les Allemands étaient très nerveux et arrêtaient les gens pour un oui ou pour un non. Dans la rue, on changeait de trottoir si on apercevait des soldats, on évitait de les regarder, et plus d’une fois je suis entrée dans un magasin en disait: «Est-ce que je peux rester une minute, il y a des soldats...» Tout le monde comprenait et même les maisons particulières vous accueillaient.

Nous n’étions à Halluin que depuis quelques semaines quand Hitler donna l’ordre à l’armée allemande d’évacuer la France et de se replier sur le Fatherland. Les convois commencèrent à rouler en direction de la Belgique jour et nuit et passèrent devant notre porte puisque nous habitions sur une route nationale qui aboutissait à la frontière. Notre maison était à l’entrée d’Halluin: on passait le terrain de football, puis il y avait une rangée de huit ou dix maisons. Nos amis les Vandewalle habitaient la première en entrant dans la ville, et nous habitions la dernière de la rangée; puis il y avait un jardin public, quelques maisons et la rue Pasteur qui s’ouvrait à droite.

Ce samedi-là, dans la matinée, on entendit des coups de feu vers le centre de la ville, à cinq ou six cents mètres. Mère, en bonne ménagère, s’inquiéta, car nous n’avions pas encore été chercher notre ration de pain pour le week-end. Je me proposai d’aller chez le boulanger, à cinquante mètres, pour acheter le pain. A ma grande surprise, la boulangerie était fermée, et, connaissant Mère, je décidai de descendre jusqu’à la place de l’Eglise où il y avait deux boulangeries. Il n’y avait pas un chat dans les rues, silence complet. J’entendis un convoi arriver derrière moi et une balle siffla à côté de ma tête. Une porte s’ouvrit et une dame me tira à l’intérieur en disant: «Qu’est-ce que vous faites dans la rue à un moment pareil? Les Fifis tirent sur les Allemands et nous sommes tous dans la cave.» Comme une idiote, j’ai répondu: «Je vais chercher le pain...» Le convoi passé, j’ai remer- cié la dame et je suis repartie. Etant près de la place, je suis allée chez tante Bertha, à l’imprimerie. Tout était fermé partout et je me demandais ce qui se passait quand tante Bertha finit par m’ouvrir la porte. Elle aussi me répéta ce que la dame m’avait dit. Elle voulait que je descende à la cave, où toute la famille s’était réfugiée, mais je savais que mes parents seraient inquiets de mon absence et il fut décidé que j’essayerais de rentrer chez moi en prenant les rues de derrière, qui m’amèneraient au jardin public, et je n’aurais qu’à sauter la haie pour être dans notre jardin...

Tout se passa sans encombre, mais une fois dans le jardin, je pus voir à travers les fenêtres que les rideaux du bureau de Père, sur la rue, voletaient par la fenêtre dont les carreaux étaient cassés. Dans la maison, tout était en ordre, mais il n’y avait personne. De la cuisine, je pouvais voir des soldats qui couraient en tout sens sur le trottoir et j’entendais des coups de feu. Retournant dans le jardin, j’ai sauté la haie pour aller chez les voisines, Marie-Antoinette et sa mère. Encore une fois, tout était en ordre, mais... personne! Je me suis avancée dans le couloir en appelant tout doucement: «Marie-Antoinette... Marie-Antoinette...» et je suis tombée nez à nez avec un soldat qui me pointait son fusil sur le ventre. Il me prit par le bras et m’amena jusqu’au seuil de la porte d’entrée où il y avait un officier, un revolver fumant à la main, qui me dit: «Qui êtes-vous? et d’où venez-vous?» Il parlait un excellent français. Je lui dis: «J’habite la maison à côté. Où sont mes parents et tous les gens de cette rangée?» La courte conversation qui suivit fut littéralement une conversation de sourds. Il me demandait sans cesse: «Où sont les francs-tireurs?» et je lui répondais: «Où sont mes parents?» Tout d’un coup, j’entendis des coups violents qui venaient de notre porte d’entrée, juste à côté, et je me précipitai au dehors en criant: «Ce n’est pas la peine de démolir ma porte, j’ai la clé!» Trop tard, la serrure avait sauté. En entrant, le bureau de Père était immédiatement à droite, et je vis un soldat avec une boîte d’allumettes en train de mettre le feu aux rideaux... Je dois avouer qu’en voyant cela j’ai complètement perdu la tête et me suis jetée sur lui en hurlant: «Vous n’allez pas brûler ma maison... vous n’allez pas brûler ma maison...» Je l’ai attrapé par sa tunique et je l’ai secoué comme un prunier, complètement hors de moi... Il était tout jeunet sous son casque, 18 ans à peine, blondasse avec un air plutôt timide. Stupéfait d’être attaqué par une véritable furie, il m’a pris les mains et les a tapotées en répétant: «C’est la guerre... c’est la guerre...» puis il m’a prise par le bras et m’a emmenée dans la rue où régnait un chaos complet. Le convoi s’était mis en marche au ralenti, avec les soldats qui suivaient sur le trottoir. Les balles sifflaient dans tous les sens, les officiers hurlaient des ordres, il y avait des soldats blessés avec des pansements autour de la tête ou autour du bras qu’on hissait dans les camions. Un soldat, en passant, m’a attrapée par la taille en riant: «Allez, chérie, à Berlin...» et a essayé de me faire grimper dans un camion. Heureusement, une rafale de balles l’a quelque peu distrait et je suis arrivée, très lentement et à reculons, à regagner la maison où je me suis faufilée à la cave jusqu’à ce que tout se calme.

Dans de tels moments, il y a des détails idiots qui surnagent. Ce jour-là je portais une jupe écossaise et une veste bleu marine avec un foulard rouge à petits pois blancs. Ce foulard était épinglé avec une petite broche en forme de cocotte en papier qui était faite avec un drapeau anglais. Pendant que l’officier m’interrogeait, ma seule pensée était: «Il va voir mon drapeau anglais et me tuer.» Peut-on imaginer une idée plus ridicule dans ces circonstances?

Pour en revenir à mon histoire, au bout d’environ une heure, le convoi était parti et les gens commencèrent à sortir. De toute notre rangée, il n’y avait que deux ou trois personnes qui avaient réussi à se cacher; au carrefour, à cinquante mètres, il y avait un camion qui brûlait sur le trottoir et un cadavre au milieu de la rue. La maison de nos amis Vandewalle, au bout de la rangée, était en feu et, par les fenêtres cassées, il y avait de la fumée qui sortait de deux ou trois maisons. Avec un voisin, qui s’était caché dans son jardin, nous sommes allés de maison en maison où les Allemands avaient essayé de mettre le feu en allumant les rideaux, les fauteuils, les coussins, sauf pour la maison des Vandewalle où ils avaient jeté une bombe incendiaire (elle brûla complètement!). Pour le reste, nous passâmes une heure ou deux à jeter sur le trottoir les objets qui brûlaient et à arroser le reste. Entre parenthèses, les rideaux chez nous n’ont pas brûlé pour la bonne et simple raison qu’ils étaient faits de mousseline de soie naturelle, et la soie, comme la laine, ne brûle pas mais se carbonise sans flammes.

Bref, comme l’incendie chez les Vandewalle n’avait pas l’air de s’arrêter et que les pompiers n’arrivaient pas, j’ai eu peur que toute la rangée de maisons y passe. J’ai donc étendu dans le jardin la toile cirée de la table de la cuisine sur laquelle j’ai empilé tous nos vêtements, le linge, les couvertures, l’argenterie, enfin tout ce que je pouvais porter, avec l’idée que si notre maison brûlait, il nous resterait au moins quelque chose. Il y avait déjà une belle pile quand les pompiers sont enfin arrivés et ont réussi à éteindre l’incendie. Mais chez les voisins des Vandewalle, tout ce qui était contre le mur mitoyen fut carbonisé, mais heureusement sans prendre feu.

Quand la nuit tomba, le voisin me dit: «Odette, vous ne devez pas rester ici toute seule; allez chez une de vos tantes.» Mais il n’en était pas question: avec la serrure démolie, il était impossible de fermer la porte d’entrée et je n’allais pas abandonner notre maison où tout le monde pouvait entrer et se servir. J’ai donc barricadé la porte avec quelques chaises et j’ai traîné un matelas dans le couloir où je me suis couchée en travers de la porte. Vers minuit, un groupe de gens a passé et quelqu’un à frappé à la porte. Je n’ai pas répondu: police ou malfaiteurs, je ne l’ai jamais su, mais ils ne sont pas entrés.

Le lendemain matin, vers six heures, j’ai entendu Mère qui m’appelait du jardin et j’ai à peine besoin de dire avec quel soulagement nous nous sommes retrouvées, car je ne savais pas du tout ce qui leur était arrivé, et eux ne savaient pas où j’étais... Autour d’une tasse de café bien méritée, j’appris enfin ce qui s’était passé.

Comme je l’ai dit plus haut, les Allemands quittaient la France et les Fifis décidèrent que leur jour de gloire était arrivé. Il faut comprendre que la Résistance française n’était pas homogène et il y avait conflit entre les partisans du général de Gaulle et les communistes. Avec le départ de l’armée d’occupation, les deux partis prévoyaient qu’il y aurait une faiblesse de pouvoir, surtout au niveau municipal, et chacun voulait dominer la situation pour saisir les rênes à la Mairie. Halluin était plutôt communiste et je soupçonne que ce sont les communistes qui décidèrent d’attaquer les convois qui partaient vers la Belgique. Leur stratégie était simple: les camions filaient sur la route nationale, la rue de Lille, et les Fifis étaient en embuscade dans les rues latérales pour leur tirer dessus.

Les premiers camions du convoi en question furent attaqués au carrefour, à cinquante mètres de la maison, et le reste du convoi s’arrêta devant notre rangée. Tous les civils durent sortir et s’aligner le long de la clôture du jardin public sous la menace d’une rangée de mitraillettes. Puis les Allemands décidèrent d’utiliser les civils comme bouclier et les obligèrent à monter sur les marchepieds, les garde-boue. Les soldats se couchèrent dans les camions. Père était sur le premier camion, les pieds calés sur le pare-chocs, écartelé sur le radiateur et se cramponnant aux phares. Mère était allongée sur le garde-boue en se tenant du mieux qu’elle pouvait à mon père et à un phare. Sa cousine, qui était en visite chez nous, était sur le marchepied et tous nos voisins étaient répartis dans les autres camions. Il y avait même une jeune femme (qui tenait un magasin de légumes un peu plus loin) enceinte de sept mois; elle et son mari étaient sortis au bruit et avaient été ramassés aussi; c’était le corps de son mari qui gisait au carrefour: il avait été tué sur le coup par une balle des Fifis...

Le convoi descendit la rue de Lille à toute vitesse et arriva à la douane. Les barrières étaient baissées mais le convoi ne ralentit pas. Heureusement, un douanier accroupi derrière un pilier leva la tête et vit les camions arriver à toute vitesse avec Père en figure de proue. Il s’exclama: «Mon Dieu! c’est M. Cinqualbre...» et releva la barrière en signalant à son collègue belge de faire la même chose, sinon Père aurait été écrasé contre celle-ci. Le convoi s’arrêta finalement à quelques kilomètres de Menin, et les civils furent relâchés. Plusieurs étaient blessés, dont la cousine de Mère qui avait la cheville fracassée par une balle. Par la suite, elle eut la jambe amputée au-dessous du genou.

Dans la nuit, j’avais entendu une explosion: c’était le pont de Menin qui avait sauté. Le groupe de civils abandonné au bord de la route eut les plus grandes difficultés à traverser la Lys, car il n’y avait pas beaucoup de ponts, la rivière coulant dans la campagne. Ils passèrent la nuit dans une ferme et finirent par rentrer à pied au petit jour.

Toute la journée se passa à remettre de l’ordre, barricader les fenêtres. Mais heureusement, avec le pont de Menin détruit les convois militaires durent trouver une autre route et tout rentra dans l’ordre à Halluin.

J’avais une amie qui était infirmière et qui avait passé cette journée fatidique au poste de secours. Elle m’a dit plus tard que le chef des Fifis était arrivé avec une mitraillette, complètement saoul, tirant des rafales à droite et à gauche. Un médecin réussit à le calmer, lui fit une piqûre pour l’endormir et son heure de gloire s’acheva en ronflant sur une civière...

Le bilan de cette action héroïque fut: un tué, plusieurs blessés, dont la cousine de Mère qui perdit une jambe; la maison de nos amis Vandewalle complètement brûlée; toutes les maisons de la rangée sérieusement endommagées, vitres cassées, meubles brûlés. Sans compter la terreur à laquelle furent soumis les habitants tout à fait pacifiques de ces quelques maisons. Et l’effet sur l’armée allemande? Une piqûre de moustique sur un éléphant... Enfin! passons...

Peu après cet incident, les troupes alliées arrivèrent à Halluin et nous fûmes libérés par les Canadiens. Il est impossible de décrire avec quelle joie délirante les premiers transports de troupe furent accueillis. Leurs camions étaient remplis de fleurs et de bouteilles de vin; toute la population était dans les rues, en fête, chantant La Marseillaise; c’était la fin d’un cauchemar! Bientôt, chaque famille eut un soldat invité avec lequel on partageait le peu qu’on avait, et comme les troupes avançaient, il y avait un roulement évidemment, mais on avait toujours un représentant des armées alliées à table. On était tellement contents de les voir. Il faut dire que les semaines qui suivirent la Libération furent complètement folles: on passait son temps dans les rues ou sur le pas de la porte; on s’extasiait sur l’équipement des soldats. En comparaison, celui des Allemands faisait vraiment vieux jeu. Je me souviens que lorsque le pont de Menin fut remis en état par les Anglais, tout le monde fut épaté de les voir travailler avec des gants! A l’époque, les gants industriels, portés maintenant par tous ceux qui font de gros travaux, n’existaient pour ainsi dire pas. Je crois que nous fûmes libérés début septembre, et avec la rentrée des classes les choses se calmèrent durablement et on s’installa dans la période d’attente qui précéda la fin officielle de la Seconde Guerre.

En relisant ces pages, où j’ai essayé de décrire mes expériences de guerre, j’ai l’impression que ce que j’ai écrit ne paraît pas si terrible. C’est une erreur de penser qu’une guerre, pour les civils, est faite de catastrophes et de terreurs journalières. L’horreur, c’est l’usure quotidienne des mille petites misères qu’on est obligé d’endurer: les coupures d’électricité, le gaz sans assez de pression, le manque de charbon, toujours manger ce qu’on trouve au lieu de ce que l’on aime, être mal habillé, le cauchemar du ravitaillement. Surtout, le manque de liberté: ne jamais pouvoir dire ce qu’on pense; se méfier de tout et de tous; devoir toujours être circonspect en public; être sans cesse sur le qui-vive; ne jamais regarder quelqu’un droit dans les yeux quand on est dans la rue. Cette ambiance oppressante d’un goulag hexagonal où quarante millions de Français endurent pour survivre... cela ne se décrit pas, il faut y avoir passé pour comprendre...

Revenons à la joie de la Libération! Après des années où il était très difficile pour les jeunes de s’amuser – aller danser impliquait obligatoirement des contacts avec l’armée d’occupation – les cinémas, les cafés, les salles de danse reprirent leurs activités. Quand je venais à la maison pour le week-end, j’allais danser à la grande salle à Menin avec des copines, chacune ayant à la traîne un militaire qui était l’hôte du moment, et je dois dire que ces garçons étaient tellement contents d’avoir une compagnie féminine après la campagne de France qu’ils étaient en général très convenables et soucieux d’être toujours les bienvenus dans les familles qui les recevaient.

Un beau jour, je reçus une invitation officielle pour aller à un bal qui était organisé à Menin par la RAF, qui s’était installée à l’aérodrome de Wevelgem, entre Menin et Courtrai. Les maires d’Halluin et de Menin avaient été discrètement consultés pour choisir des jeunes filles «comme il faut» qui n’avaient surtout pas été associées aux Allemands. Nous voila donc toutes parties pour le bal, qui eut un grand succès. Dans les jours qui suivirent, notre petite bande – sept ou huit Halluinoises de mon âge – décida de rendre la politesse et d’organiser une surprise-partie pour la veille de Noël en l’honneur de la RAF. Naturellement, les préparatifs furent assez difficiles car le rationnement était pire que jamais, mais au moins le vin ne manquait pas. Le 24 décembre, tout fut préparé au dispensaire où il y avait une grande pièce de réception dont l’infirmière en charge était l’une d’entre nous.

Malheureusement, Rundstedt choisit ce moment pour attaquer dans les Ardennes et la situation militaire devint assez sérieuse. L’escadron de Wevelgem reçut l’ordre de se replier sur Anvers, et voila tous nos invités déplacés à cent kilomètres!

Mon amie Odette Hurst avait un soldat en résidence pour les fêtes de Noël, Charlie. Ne sachant que faire de notre fameuse «partie», Charlie fut expédié en vitesse dans une grande maison qui avait été réquisitionnée, où les civils ne pouvaient entrer. Charlie avait pour mission de dénicher quelques soldats qui seraient heureux de se joindre à nous pour la veillée de Noël. Il revint avec une demi-douzaine de techniciens de la RAF qui avaient remplacé les pilotes. Je circulais avec un plateau de vin pour les accueillir et, en le présentant à Melville, je lui dis: «You must taste my favourite wine...» du Saint-Estèphe... et, comme on dit dans le Nord, «c’est ainsi qu’on s’a connu... moi z-et-lui.»

Après avoir englouti les sandwiches et les tartes, toute la bande alla à la messe de Minuit où nous fîmes sensation: à cause de la poussée des Ardennes, toutes les troupes étaient en état d’alerte et armées jusqu’aux dents, avec le fusil sur l’épaule, ce qui était plutôt mal vu dans une église... Whaou!

A la suite de cette rencontre, Mel devint vite notre invité régulier et arrivait en général le dimanche matin avec des cigarettes pour Père, du savon pour Mère ou des boîtes de conserves qu’on pouvait acheter à la NAAFI et qui étaient bienvenues. Au début, il refusait de manger avec nous et m’avoua un jour qu’ils avaient reçu l’ordre de ne pas manger les rations des civils, rations assez maigres il faut l’avouer. Heureusement, nous avions les moyens de nous ravitailler au marché noir, et Mel perdit définitivement ses scrupules après avoir goûté au lapin aux pruneaux que Mère avait cuisiné: Dieu seul sait où elle avait trouvé les pruneaux! Car la fin des hostilités en France n’avait pas amélioré l’ordinaire et le ravitaillement était tout aussi difficile que lorsque les Allemands étaient là.

Ce qui manquait le plus, c’étaient les moyens de chauffage. Depuis longtemps, le charbon était rationné et de très mauvaise qualité. En 1944, on ne pouvait trouver que des briquettes ou des boulets – qui étaient un aggloméré de poussière de charbon et de ciment – qui avaient un pouvoir calorifique minimal. Le gaz ne fonctionnait qu’une heure le matin, une heure ou deux à midi et une heure le soir, si bien que nous avions recours à toutes sortes d’astuces pour cuisiner et se chauffer. Tout le monde avait une marmite norvégienne qui consistait en une grande caisse remplie de sciure de bois avec une cavité aménagée au milieu. Le matin, on faisait bouillir le pot-au-feu ou un ragoût quelconque dans une marmite avec un couvercle qui se fermait avec une poignée, un peu comme les marmites à vapeur modernes (Mère en avait acheté deux, une grande et une petite, que j’ai d’ailleurs toujours: j’utilise la plus grande pour faire ma marmelade annuelle!). Quand la marmite était arrivée à ébullition, on la mettait dans la caisse et on mettait dessus un gros couvercle, genre oreiller, aussi rempli de sciure, et à midi, quand le gaz revenait, on faisait bouillir pendant un quart d’heure et tout était cuit.

Pour se chauffer, je me souviens que Mère mettait un grand pot à fleurs renversé sur le gaz et allumait la flamme en dessous, le pot devenait brûlant et dégageait une bonne chaleur. Dans le Nord, chaque maison avait une cuisinière en fonte qui marchait autant que possible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, si bien que la cuisine était tempérée, mais le reste de la maison glacé. Je me souviens que les murs de ma chambre miroitaient de givre. Dans le four de la cuisinière, on mettait des briques qu’on posait ensuite dans son lit.

L’hiver 45-46 en particulier fut terrible. Mes parents étaient partis pour Nice après Nouvel-An, comme ils le faisaient avant la guerre. J’étais toujours au couvent où j’étais devenue une enseignante régulière et je revenais tous les week-ends à la maison pour chauffer un peu et m’assurer que les tuyauteries n’avaient pas sauté avec le froid. Un samedi soir, j’étais descendue à la douane pour prendre l’apéritif chez Simone, ma cousine, quand un douanier entra et me dit: «Odette, tu devrais rentrer car il tombe de la glace et ça devient impossible de marcher...» En effet, les rues, les toits, tout était couvert d’une carapace de glace noire, dure comme du fer et lisse comme du verre: impossible de se tenir debout! Je me suis aventurée dans la rue de Lille en marchant dans le caniveau où la boue, gelée, avait formé des irrégularités où le pied s’accrochait: avec des souliers à semelle de bois, ce n’était pas l’idéal...

Arrivée à la maison, il m’a fallu traverser le trottoir, qui est très large en face de chez nous. J’ai dû me mettre à quatre pattes et ramper vers la porte! C’est un phénomène météorologique que je n’ai jamais revu et qui était causé, je pense, par un gel soudain et intense par temps de brouillard. Ce soir-là, j’ai descendu un matelas dans le bureau de Père où il y avait un feu à gaz. Notre maison était dans ce qu’on appelle à Halluin «le haut de la rue de Lille», une dénivellation d’environ un mètre sur un kilomètre j’imagine, mais dans les Flandres, pays très plat, ça fait beaucoup... Mais quand le gaz était coupé, cette légère pente permettait au peu de gaz qui restait dans les tuyaux, et qui est plus léger que l’air, de monter dans les conduites, si bien que nous avions du gaz à faible pression un peu plus longtemps que le reste de la ville, et le bureau de Père était un peu chauffé.

Puisque j’ai mentionné Nice, c’est peut-être le moment de faire une parenthèse pour en parler. Oncle Paul était à l’Arsenal de Toulon et mes parents y étaient allés de temps en temps pour lui rendre visite avant la guerre. Le voyage prenait presque vingt-quatre heures: il fallait prendre le train pour Paris à la gare de Tourcoing; une fois à Paris, il fallait changer de la Gare du Nord à la Gare de Lyon pour prendre le train de nuit et on arrivait à Toulon le lendemain matin. Mère aimait beaucoup la Côte-d’Azur. Une fois Père en retraite, elle arriva à le persuader d’aller passer quelques semaines chaque année à Nice, en janvier-février. Ils louaient un petit studio où Mère pouvait faire le petit déjeuner et un petit souper au besoin, et il y avait une multitude de petits restaurants où la cuisine était excellente pour un prix dérisoire. Je les avais accompagnés en 1939, l’année après mon bachot, et je dois dire que c’était très agréable. Mes parents avaient rencontré à Nice un couple de leur âge, M. et Mme Boitiat, un fonctionnaire en retraite de Fontainebleau qui, comme Père, adorait la peinture. Les deux hommes partaient avec leur chevalet et leur carnet de croquis, et les dames se baladaient sur la Promenade des Anglais, allaient au Marché aux fleurs, puis tout le monde se retrouvait pour l’apéro et on allait dîner. Nice était devenu un véritable centre pour les retraités hivernants et nous avions déniché un petit restaurant où Madame faisait la popote. Le repas coûtait dix francs, avec entrée, plat du jour au choix, fromages, dessert et café, plus une carafe de vin. Si on achetait un carnet de tickets, on avait douze repas pour cent francs! Après de telles agapes, on rentrait faire la sieste, puis on allait prendre le thé, on allait au cinéma ou au Casino, où il y avait une salle de jeu spéciale avec des mises très modestes où tous les petits retraités pouvaient se donner l’illusion de mener la grande vie... C’était vraiment le bon temps! Il n’est donc pas étonnant que Mère insista pour retourner à Nice dès que la guerre fut finie, en janvier 1946, et mes parents eurent la chance d’échapper à un hiver absolument épouvantable dans le Nord.

Chose étrange, je n’ai aucun souvenir de la fin de la guerre, de la capitulation de l’Allemagne, des fêtes qui marquèrent le 8 mai 1945, de l’annonce de la mort d’Hitler. Je ne m’en souviens pas du tout! Par contre, je me souviens très bien de l’horreur qui accompagna la découverte des camps de concentration. Quand les victimes commencèrent à rentrer, il fallut les hospitaliser; mais beaucoup n’étaient pas malades, je veux dire qu’ils ne souffraient pas d’une maladie spécifique; ils étaient très faibles, mal nourris, maigres à un point qu’il est difficile d’imaginer et, surtout, tous souffraient d’une dysenterie épouvantable causée par ce que les troupes qui les avaient libérés leur avaient donné. Ces malheureux avaient mangé de l’herbe, des vers de terre, n’importe quoi pour survivre, et on leur donnait du chocolat... Leur organisme n’était plus en état de digérer ces aliments trop riches et beaucoup étaient dans des maisons de convalescence à Lille, où on les mettait au régime pour les réhabituer à manger normalement. La Croix-Rouge avait fait appel à des volontaires pour leur rendre visite. Durant l’été 1945, j’ai passé tous mes jeudis après-midi à visiter une de ces maisons à Lille, où il y avait à peu près une centaine de jeunes hommes. On leur apportait des cigarettes, des magasines, etc. Mais surtout pas d’aliments, car ils devaient suivre un régime très strict. En général, ils parlaient peu et il était difficile d’entretenir une conversation suivie. Malgré les difficultés que nous, les civils, avions eues pendant la guerre, cela ne se comparait pas avec ce qu’ils avaient enduré et nous avions, tout compte fait, peu de choses en commun. Mais ils étaient tout simplement contents d’avoir de la compagnie.

Cet été-là fut très agréable. Nous allions nous promener le long de la Lys, puis nager à la piscine de Menin et le soir danser dans un café sur la route de Wevelgem où il y avait un bon orchestre de jazz, toujours accompagnées des cavaliers du moment: Freddy était le chevalier servant de Françoise Prouvot, Patrick Mongan celui de Denise Lehoucq, Mel était le mien. Cela se termina par trois mariages. Il y avait aussi Max, qui était juif; Fred, qui était un grand copain de Mel, et plusieurs autres dont j’ai oublié le nom. En général on se rencontrait le samedi après-midi et on passait le reste de la journée ensemble. Vers onze heures du soir, il fallait se mettre en route pour rentrer. On marchait beaucoup, car du café de Wevelgem au haut de la rue de Lille il y avait trois bons kilomètres. Tous les garçons nous raccompagnaient puis se rassemblaient à la douane pour essayer d’attraper un camion qui les ramènerait à la caserne: ils devaient être rentrés pour minuit.

Mes parents commencèrent à s’inquiéter, car il était évident que les choses entre Mel et moi tournaient au sérieux. Je fus donc expédiée à Cannes pendant les grandes vacances. Mon cousin Jojo et sa femme Marthe avaient un très bel appartement au Canet, et leurs deux petites filles étaient en vacances chez leurs grands-parents maternels à Arles. Mon cousin Henri Lecomte, le fils de tante Bertha, était à Nice chez son copain, Paul Patyn, dit Polo, son ami de toujours. Henri avait été prisonnier pendant toute la guerre et avait été invité sur la Côte-d’Azur par Polo, qui était trompettiste. Avec sa femme Betty, Polo avait loué un appartement à Nice et jouait dans les boîtes de nuit, la Riviera étant un centre de R&R pour les troupes américaines qui occupaient l’Allemagne après la fin de la guerre. Pendant mes vacances à Cannes, j’allais les rejoindre presque tous les week-ends, et avec Betty nous allions là où Polo et Henri jouaient, car Henri à l’époque avait des ambitions de jouer de la batterie. On rentrait vers deux ou trois heures du matin et on se mettait à table, car les deux hommes mouraient de faim, Polo ne pouvant que faire un repas très léger avant de se mettre à jouer: la trompette demande un estomac vide ou le souffle disparaît...

Après les restrictions de la guerre, la Côte-d’Azur débor- dait de gaieté et tout le monde voulait profiter au maximum de ces jours dorés. Jojo avait des amis qui possédaient un yacht, et nous allions faire des pique-niques au large de Cannes. Je n’ai jamais été très bonne nageuse, mais sauter du pont dans la mer bleue était un tel délice que je ne pouvais y résister. Il y avait toujours un idiot qui nageait sous l’eau et m’attrapait par en dessous en criant «requin! requin!» et tout le monde rigolait. Les plaisanteries les plus imbéciles étaient accueillies par des fous-rires. Je crois qu’au fond on avait tous peine à croire que le cauchemar était vraiment fini, et c’était un cas decarpe diem...monumental...

Malheureusement, mes vacances se sont terminées plus tôt que prévu. En effet, la plus jeune fille de Jojo, la petite Annie, qui avait 5 ans, fut tuée par un camion américain à Arles en sortant de la maison de ses grands-parents. Elle avait traversé la rue en courant, sans regarder où elle allait, et le camion n’avait pu s’arrêter à temps…

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